« La cruauté est un art qui s’apprend non seulement par l’exemple mais aussi par l’expérience. »
Extrait du manuscrit Des usages de la douleur de VERSAAY (Robin Hobb)
Dans les films d’horreur, 99.9% environ des tueurs ont eu une enfance difficile ou ont subi un épisode traumatisant. De fait, la vie de Jack n’a pas exactement commencé sous les meilleurs auspices. Voyez plutôt.
Il est né en août, en plein cagnard, dans un petit appartement de la grande ville de New York. Sa mère, une prostituée, ne l’avait pas désiré mais parce qu’il était un tout petit bébé, il était trop tard quand elle découvrit sa grossesse : plus personne ne voulait l’avorter. Elle accoucha seule ou presque, simplement aidée par une amie du même milieu qu’elle, et donna donc naissance à ce petit bout blanc comme la craie et avec trois poils noirs se battant en duel sur le caillou. Ses yeux étaient d’un bleu sombre et profond, le bleu des nouveaux nés, le bleu des chatons et des chiots. Avec le temps, ils se sont un peu éclaircis mais gardent une couleur intense et tout sauf glaciale.
Jack n’était pas une aubaine : non seulement il l’avait empêchée de travailler pendant les derniers mois de sa grossesse mais en plus, maintenant qu’il était là, c’était une bouche de plus à nourrir, du repos en moins et beaucoup de soucis en plus. La mère ne l’abandonna pas, allez savoir pourquoi. Si elle l’avait fait, le destin de Jack aurait certainement été très différent. Peut-être bien pire ! Mais différent.
Elle ne le battit pas non plus mais le délaissa. L’ayant nourri au sein parce que les montées de lait étaient horriblement douloureuses, elle fut plus que ravie de le laisser se débrouiller tout seul dès qu’il en fut à peu près capable. De cette manière, il su marcher très tôt mais la parole mit bien plus longtemps à venir. A six ans, il était encore pratiquement muet et bien sûr, il ne savait ni lire ni écrire. En revanche, il savait dessiner. Niveau technique, ce n’était que des dessins d’enfant maladroits et incertains. Concernant les sujets par contre... Jack ne dessina jamais sa maison avec son jardin, papa maman de part et d’autre de lui et le chien à leurs pieds. Pourquoi aurait-il sentit le besoin ou l’envie de le faire ? Sa mère n’avait pas attendu longtemps après sa naissance pour informer son mac qu’elle était capable de reprendre le travail immédiatement. Ainsi, tous les soirs, le petit voyait ces hommes rentrer avec sa mère, sans comprendre ce qu’il se passait. Sans comprendre, mais il s’y fit comme on se fait à une habitude et cela lui semblait normal même si certains clients lui faisaient peur. Certains étaient gentils avec sa mère, d’autre particulièrement odieux. Quand il ne se cachait pas dans un coin de la chambre pour dessiner – sa mère le lui avait interdit pourtant, les hommes n’aimaient pas savoir qu’un si jeune enfant les regardait – il restait dans la cuisine à simplement écouter. Si sa mère criait trop fort lui venait la peur d’être la prochaine victime de l’homme et alors il se cachait sous l’évier, dans le placard.
Ainsi s’écoula sa petite enfance. Il ne mit pas une fois les pieds hors de l’appartement et ne vit jamais personne d’autre que sa mère et ses clients. C’était ça la vie pour lui, c’était normal. Puis vint le Maître.
Le mac de la mère de Jack n’était en réalité qu’un sous-fifre, un sous-traitant et le big boss, c’était monsieur Francis. Il avait tôt eu vent de la grossesse de la jeune femme et, même si évidement le petit n’en savait rien, il l’avait réservé. Francis avait su faire du désagrément des grossesses de ses filles un avantage en posant la condition qu’à sa demande, elles devraient lui remettre les enfants. Que peut bien faire un parrain de la mafia donnant dans la prostitution avec des enfants ?
...
Cela n’arriva pas. Pas vraiment. Trouvant la maman fort à son goût, l’homme se présenta en personne pour réclamer son dû et tomba rapidement sous le charme du loupiot. Jack avait un mauvais pressentiment, comme si sa vie allait radicalement basculer pour le plonger dans un inconnu peu rassurant. Il a toujours eu un instinct développé. Quand l’homme lui fit signe de s’approcher, un gentil sourire aux lèvres, il hésita mais sous les exhortations de sa mère il finit par céder sans trop de résistance. Soulevant son poids plume sans la moindre difficulté, l’homme tendit quelque chose à la mère et Jack reconnu de l’argent. Pourquoi lui donnait-il de l’argent ? Ils n’avaient pas fait la chose habituelle. Il posa la question et l’homme rit avec indulgence.
« Tu vas venir avec moi petit, d’accord ? Ne t’inquiète pas, je vais très bien m’occuper de toi. Dis au revoir à ta maman, tu ne vas sans doute jamais la revoir. »
Non, Jack n’intégra pas le réseau de prostitution pédophile de monsieur Francis. Sa place fut peut-être enviable, peut-être pas... Il devint son animal de compagnie, sa propriété exclusive. Sa chambre d’enfant était une cage aménagée, son coffre à jouet digne de l’arrière boutique d’un sex-shop et ses soirées occupées par l’homme et ses attentions malsaines. La première fois, Jack eut peur et mal. Il pensait que c’était normal, ce n’était qu’une variante de ce que faisait sa mère, c’était normal... Monsieur Francis le lui avait dit : « Tu as beaucoup de chance petit. Tu es logé, nourrit... Je m’occupe bien de toi n’est-ce pas ? » Le petit avait hoché la tête. « En échange je te demande juste de jouer avec moi. Tu veux bien n’est-ce pas ? » Le petit avait à peine hésité avant de répondre. « Ca fait un peu mal des fois. » « Je suis désolé mon ange. C’est parce que tu es petit. Quand tu seras plus grand tu n’auras plus mal. Mais tu aime bien quand même, n’est-ce pas ? » « Oui monsieur. »
Jack n’avait aucune conscience des sévices qu’il endurait en réalité puis vint le drame.
Pour ses neuf ans, l’homme lui offrit une télévision et un abonnement au satellite. Pour la première fois de sa vie, Jack vit ce qu’était la vie hors des murs de la villa. Il se lassa rapidement des chaînes pour enfants que son maître lui avait montrées et en zappant tomba sur les chaînes cinéma, informatives, documentaires. Les séries télévisées avec des gens vivant des vies normales, des enfants qui allaient à l’école, des policiers et des journalistes traquant les malfaisants... L’amour d’une famille, le soutient des amis... C’était abstrait, comme irréel mais Jack su immédiatement que c’était ça la vraie vie. Il avait neuf ans et il ne savait pas lire, il n’avait jamais marché dans un parc, jamais joué avec des enfants de son âge et couchait tous les soirs avec un homme cinq fois plus âgé que lui. Seul devant sa télévision, il sombra en larmes, hurlant de rage. De quel droit lui avait-on pris sa vie ? N’avait-il pas comme les autres le droit de devenir un homme, d’apprendre à l’école, d’avoir des amis ? Pendant plusieurs jours son attitude changea jusqu’à ce que l’homme s’en inquiète. Qu’arrivait-il à son bout de chou ?
Jack avait découvert tout ce qu’on lui avait pris mais n’aspirait pas pour autant à devenir « normal ». Non, il devait sans doute avoir depuis toujours une prédisposition pour le vice car petit à petit, il changea du tout au tout. Il devint insolent, provocateur et au lit, plus vicieux que son maître n’aurait jamais osé l’imaginer. Se disant rapidement lassé de son partenaire habituel, il voulu coucher avec d’autres, avec les gardes du corps, les employés de maison. Avant que son maître n’ai le temps de comprendre ce qui avait transformé son angelot, il le retrouva un jour dans son lit avec l’employé chargé de lui porter ses repas et de laver son linge. L’homme vit rouge et sans réfléchir sortit son arme et abattit le malheureux. Ce fut la première que Jack vit un homme mourir. Son poids désormais flasque l’étouffa mais ce fut une véritable révélation. On lui avait volé sa vie mais il était vivant. Si le maître n’était pas intervenu, écartant le cadavre pour corriger son animal, Jack serait sans doute resté longtemps dans ce lit à contempler le corps...
Pour la première fois, Jack se fit battre. Et là encore ce fut une révélation. Pourquoi le battait-on ? Parce qu’il avait fauté ? Non, oh non ce n’était ça ! On le battait pour le fidéliser, parce que monsieur Francis le voulait pour lui seul et sans condition. « Je te tuerai si tu recommence ! Tu ne te rends pas compte des sacrifices que tu me coûtes ! C’est comme ça que tu me remercies de prendre soin de toi ? » « Me tuer ? Vraiment ? Alors que vous m’avez si bien formé à vous donner du plaisir, quel gâchis ce serait ! » Sur quoi il éclata pour la première fois de son désormais célèbre rire démentiel.
Tout changea dans leurs relations. Francis était accro à Jack et devenait fou de rage au moindre soupçon d’infidélité. Rien ne lui faisait plus peur que l’idée de perdre son animal, son angelot, son adorable poupon. Jack le savait bien sûr et se faisait un malin plaisir d’en jouer. Depuis ce jour, alors qu’il avait neuf ans, et pendant dix ans, leurs ébats devinrent plus violents, plus malsains, plus passionnés. Le petit devint un porte-poisse dans la villa, il ne fallait pas s’en approcher au risque de tomber dans son piège. Et même si on lui résistait, le moindre soupçon du maître signait votre arrêt de mort. Sous le prétexte de punir son animal désobéissant, Francis laissa libre court à ses instincts sadiques et expérimenta sur lui toute sorte de pratiques aussi douloureuses que dégradantes mais c’était loin de déplaire à sa « victime ».
Même si d’un avis extérieur sa vie était devenue un enfer, Jack s’y complaisait malgré le regret qu’il avait toujours ne n’avoir pas eu la chance de devenir un homme respectable. Le regret... S’il avait eu le choix, finalement il aurait peut-être choisi sa vie actuelle. C’était juste une... question de principes...
Toutes les bonnes choses ont une fin. Tout parrain de la mafia qui se respecte à des ennemis, si possible des ennemis puissants et prêts à tout. Francis avait des ennemis. Parmi eux : les japonais de China Town. Depuis des années, c’était les chinois qui régnaient sur cette partie de la ville et les jap’ avaient fini par vouloir avoir leur part du gâteau. Ou tout le gâteau, c’était mieux. Bien blottit dans Manhattan, Francis les avait laissé s’entre tuer sans imaginer que, enorgueillis par leur victoire, les japonais allaient trouver que son territoire était drôlement attirant et prospère pour les affaires... quelques escarmouches entre sous-fifres, des provocations, des représailles... Bref le quotidien. Et puis l’attaque sur la villa.
Les cris attirèrent l’attention de Jack qui bullait devant un porno à la TV. Intrigué, il sortit de sa cage sans grande difficulté puis de la chambre en passant par la fenêtre en la brisant. Dehors, c’était le chaos et il fut d’abord effrayé comme l’enfant qu’il avait été. Puis une cervelle l’éclaboussa et, avec un sourire de prédateur, il sauta dans la cour. Jack savait se servir d’une arme. Non, plus exactement il savait comment cela fonctionnait mais n’en avait jamais manipulé. Il en trouva une sur le dallage taché et se mit à la recherche de son maître. C’était le jeu de sa vie, le plus intéressant : « Si je te trouve, je te tue ♫ » Connaissant parfaitement la maison, petit rapide et agile, il trouva passionnant l’exercice de se frayer un chemin entre les fusillades pour débusquer son gibier. Pourquoi voulait-il tuer son maître ? C’était un jeu... Un simple jeu.
Et Jack remporta la partie haut la main. Retranché dans on bureau, le maître ne se douta pas que son animal ne lui demandait pas asile quand celui-ci frappa à la porte et lui demanda de le laisser entrer. La détonation se perdit dans le capharnaüm qu’était devenue la villa et, âgé de 19 ans, Jack tua pour la première fois de ses propres mains. Jugeant le cadavre de cet homme totalement sans intérêt, il quitta le bureau sans attendre, juste le temps de fêter sa victoire avec une bouffée du cigare encore allumé que fumait Francis avant l’attaque. Il cru sur le coup que ses poumons fuyaient sa poitrine et allaient y parvenir... En sortant, il se rendit compte que rares étaient les survivant parmi les corps qu’il enjambait. Il n’y avait plus de coups de feu mais lassé d’entendre les plaintes des blessés, il entreprit de les achever, une balle chacun sans distinction de camp, jusqu’à ce que le chargeur de son arme soit vide. Et ce fut quand il la jeta qu’il le vit. Celui qui avait lancé l’attaque déambulait en vainqueur dans la propriété dévasté de son adversaire.